Un an d’accessibilité numérique

En décembre dernier, j’ai commencé un nouveau métier : consultante en accessibilité numérique. Cela fait déjà un an ! Cet article est l’occasion de faire un bilan sur cette année et sur le chemin qui m’a menée vers l’accessibilité numérique.

Si vous étiez à l’édition 2022 de Paris Web, vous avez peut-être assisté à ma conférence « Pourquoi quitter la tech ? ». À la fin de cette conférence, je m’interrogeais sur mon avenir dans le développement web. C’était une époque charnière où j’avais décidé de prendre mon temps pour explorer mes options professionnelles. L’une d’elles m’attirait particulièrement : l’accessibilité numérique.

Pourquoi l’accessibilité numérique ?

Retour en septembre 2021 où durant mon passage par le programme EIG (Entrepreneurs d'Intérêt Général), j’assiste à un atelier sur l’accessibilité numérique, présenté par l’équipe Design.gouv. C’est une révélation. Tout de suite, je me questionne : comment ça se fait qu’en 15 ans dans le web, je n’avais jamais entendu les mots « accessibilité numérique » ? Dans aucune formation, dans aucun boulot.

Ce jour-là, une graine a été plantée. À la fin de mon contrat en 2022, cette idée ne m’avait pas lâchée.

En 2023, je me suis donc sérieusement penchée sur le sujet et sur les options possibles dans ce secteur. En lisant la publication d’Access 42 sur le métier d'experte en accessibilité numérique, j’ai réalisé que c’était le poste idéal. Pouvoir exercer un métier aux activités aussi diverses tout en mettant à profit mes compétences acquises ces dernières années ? Banco !

Au fil de mes explorations et de mes contacts avec des personnes du secteur comme Julie Moynat et Sophie Drouvroy, mon intérêt grandit. À tel point que j’ai décidé de suivre la formation « Développer des sites web accessibles » d’Access42.

À l’issue de celle-ci et après avoir obtenu ma certification, j’ai pu échanger avec plusieurs entreprises. J’ai alors décidé de rejoindre Ideance. Ce qui a fait la différence ? Leur proposition de passer huit mois en formation chez eux. Car Julie m’avait prévenue que trois jours de formation ne seraient absolument pas suffisants pour devenir une consultante en accessibilité numérique. Et la suite lui a donné raison.

Ce que j’ai appris pendant cette année

Auditer l’accessibilité numérique d’un site web, ce n’est pas si facile

Commençons par un chiffre : le Référentiel Général d’Amélioration de l’Accessibilité (RGAA) sur lequel s’appuient les auditeurices pour déterminer l’état de conformité d’un site, c’est 106 critères à connaître (peu ou prou) sur le bout des doigts.

À ces 106 critères, sont rattachés autant de cas particuliers, de tests manuels à valider, de notes de glossaire dans lesquelles se cachent des règles supplémentaires.1

Parfois, on pense maîtriser un critère, le connaître parfaitement. Puis on tombe sur un nouveau cas qu’on n’avait jamais rencontré auparavant ou une discussion entre collègues nous met le doute. Alors, on se replonge dans le critère et on tombe sur ce cas particulier qu’on avait un peu laissé de côté lors de la première lecture. Et tout est chamboulé. On réalise alors qu’on avait mal compris, qu’on avait oublié un test ou négligé un point.

Autre difficulté, auditer un site d’une dizaine de pages, c’est long et fastidieux. Cela demande beaucoup de rigueur et de concentration. Notamment parce qu’il faut savoir naviguer entre les non-conformités d’une page à l’autre. Et je ne vous parle pas du travail de mémoire et de réflexion qu’il est nécessaire de faire pour se rappeler les raisons d’une non-conformité sur les sites les plus inaccessibles.

En réalité, j’ai dû fournir (et je continue de le faire) tout un travail sur moi-même pour accepter le fait que je fais des erreurs, que je ne sais pas tout et qu’il me reste encore des pans entiers à apprendre et à maîtriser, même au bout d’un an.

Une infinité de façons de développer et de concevoir

Lorsque j’étais développeuse, je n’avais jamais réalisé que chacune et chacun écrit du code avec un style qui lui est propre. Lorsqu’on audite, on s’aperçoit bien vite des différentes manières de faire. Et ce n’est pas là pour faciliter le travail des auditeurices.

Chaque nouvel audit, c’est comme débuter une œuvre de science-fiction2 : vous êtes bombardée des spécificités du nouvel univers, et vous n’avez pas encore composé une carte mentale des lieux et des personnages. Il faut comprendre comment codent les développeurs et développeuses. Quels sont leurs tics. Après plusieurs pages d’audit, on arrive enfin à repérer le style, les particularités et on peut se focaliser sur l’essentiel du projet.

Cette capacité à s’adapter aux spécificités d’un site, c’est un trait peu mis en valeur chez les auditeurices. Et pourtant, je le considère comme une compétence clé.

Avec le temps et l’expérience, j’espère renforcer cette compétence. Et que ces premiers moments de chaque audit me demanderont moins de ressources cognitives.

Un métier où l’on se pose beaucoup de questions

La conséquence d’avoir un référentiel complexe et des projets aux particularités nombreuses, c’est qu’auditer est un métier où la décision est rarement binaire. On se pose beaucoup de questions.

À cette difficulté, se rajoutent les points de vue qui varient d’une auditrice à un autre. Je ne compte plus le nombre de questions que j’ai posées, et où j’ai dû faire un choix cornélien parmi des réponses substantiellement différentes.

Il existe autant de façons de résoudre un problème d’accessibilité que de problématiques à prendre en compte. Dans nos propositions correctives, il faut jongler entre :

  • l’inaccessibilité réelle ;
  • la nécessité de s’appuyer sur le référentiel pour remonter un souci d’accessibilité ;
  • la volonté et les moyens déployés pour corriger chez le client ;
  • et le fait d’éviter de proposer des solutions trop coûteuses à développer.

Cela fait un sacré cocktail. Il faut naviguer entre ces différentes injonctions. Parfois, il convient de trancher tout en sachant que l’arbitrage n’est pas idéal. Une règle empirique apprise après un an d’accessibilité numérique : revenir autant que possible à l’utilisation qu’en fera une personne handicapée et à l’impact qu’une solution aura sur son usage.

C’est également un puissant vecteur d’explication et d’empathie auprès des parties prenantes. Lorsqu’en réunion de restitution, vous expliquez qu’en l’absence d’un lien d’évitement3, les personnes déficientes motrices doivent parcourir tous les liens de votre menu avant d’accéder au contenu qui les intéresse, et ce, sur toutes les pages, ce cas concret a plus de poids que l’obligation légale. Vous mettez ainsi vos interlocuteurices face à leur responsabilité dans l’inaccessibilité de leur site internet.

Ce que j’aime dans ce métier

Un véritable impact

Lorsque j’ai assisté à cette initiation à l’accessibilité numérique en 2021, j’ai réalisé que l’expérience que j’avais du web n’était pas vécue de la même manière par toutes les personnes, notamment par les personnes handicapées. Ce jour-là, j’ai pris conscience des obstacles auxquels elles sont confrontées pour accéder pleinement à l’autonomie.

Le visionnage du documentaire « Crip Camp »4 a également contribué à cette prise de conscience et à cette volonté de rendre le monde plus inclusif, à mon humble échelle. Quel meilleur moyen pour y parvenir que d’utiliser mes compétences en développement web ?

Allier engagement pour l’inclusion et parcours professionnel n’est pas toujours facile dans notre monde capitaliste. Je suis contente d’avoir réussi à concilier ces deux aspects et de contribuer, lentement mais sûrement, à rendre le web plus accessible.

Bien sûr, tout n’est pas rose. Il y a encore beaucoup de travail pour que l’expérience du web soit la même pour toutes et tous. Les motivations et moyens des parties prenantes varient. Certains se focalisent sur la seule obligation légale. D’autres redoutent la masse de travail supplémentaire qu’il leur faudra caser dans une feuille de route déjà trop pleine.

Mais parfois, vous avez en face de vous des personnes motivées qui mettent toute leur énergie à faire comprendre aux décideurs et décideuses qu’être accessible, c’est primordial. Elles prennent le temps d’inclure les expertes en accessibilité numérique dès le début des projets et les sollicitent pour les conseiller sur leur stratégie. Elles mettent aussi en place des formations et responsabilisent leurs équipes. Et ça, ça fait du bien.

Ne nous mentons pas, l’état de l’accessibilité numérique en France et dans le monde, n’est pas glorieux. Seulement 3% des sites5 ne présenteraient aucun défaut d’accessibilité sur leur page d’accueil. Une fatigue existe dans nos métiers. Causée par le fait d’être régulièrement confronté à une certaine réticence pour mettre vraiment en œuvre l’accessibilité numérique ; ou par le 2 345e champ de formulaire sans étiquette correctement associée.

Pour l’instant, je n’y suis pas encore. Pour l’instant, je collecte les petites victoires et les petites graines plantées dans mes échanges avec les personnes que j’accompagne et c’est déjà pas mal.

Un métier riche et divers

Lorsque je faisais la liste des pour et des contre du métier de consultante en accessibilité numérique, ce qui était clairement dans la colonne des points positifs, c’était la possibilité de varier les activités.

En dehors des contextes professionnels difficiles, ce qui commençait à me fatiguer dans le développement web, c’est ce processus toujours identique : une fonctionnalité à développer, du code à écrire, des corrections, des tests, un déploiement et hop, on recommence.

Après un an dans l’accessibilité numérique, je trouve le travail suffisamment varié et les discussions suffisamment intéressantes pour y trouver un intérêt renouvelé.

En un an, j’ai réalisé des audits, accompagné des équipes, suivi des projets, animé des sensibilisations et des réunions de restitution, rédigé des rapports, rencontré tout un tas de personnes, et j’ai dû m’adapter à des contextes différents.

C’est aussi un métier qui demande de maîtriser des compétences différentes : connaître les standards HTML, faire preuve de pédagogie, savoir convaincre, savoir accompagner, savoir s’adapter, savoir être force de proposition, savoir développer des stratégies…

Peut-être en aurais-je fait le tour d’ici quelques années, mais en écoutant les personnes senior qui m’entourent, je n’ai pas l’impression que l’intérêt pour ce métier s’amenuise. Peut-être parce qu’il reste tant de gens à convaincre, à former, qu’il faut s’adapter à la créativité des devs et des designers, que les normes d’accessibilité numérique évoluent, qu’il y a aussi tant à discuter.

Bref, le futur nous le dira mais pour l’instant, cette polyvalence me plaît.

L’entraide et le soutien

L’une des raisons pour lesquelles je nourris un intérêt pour ce domaine est liée aux personnes que j’ai pu rencontrer. Quand on vient d’un secteur où l’on vous regarde de haut parce que vous n’avez pas suivi la bonne formation, qu’on vous fait sentir que vous n’avez pas d’avenir parce que vous n’êtes soi-disant pas assez technique, c’est assez rafraîchissant d’être accueillie sans a priori négatif.

Que ce soit durant la période où j’étais en pleine interrogation ou durant cette année de découverte et d’apprentissage, j’ai pu poser mes (centaines de milliers) de questions à Julie, Sophie, mes collègues et d’autres. J’ai l’impression d’avoir trouvé un domaine où l’écoute est présente et l’aide toujours disponible.

Alors attention, j’ai certainement été extrêmement privilégiée et ce n’est peut-être pas le cas de tout le monde dans ce secteur, j’en ai conscience.

Mais je m’interroge quand même sur pourquoi ce secteur semble plus accueillant. Est-ce que c’est le fait d’œuvrer à cet objectif commun qu’est l’accessibilité numérique ? Ou parce que la part d’autonomie est assez grande qu’on ne se marche pas sur les pieds ? Ou qu’il n’y ait pas vraiment de formation reconnue ? En tout cas, contrairement au développement web, il ne semble pas y avoir de délire de compétition sur qui est le ou la meilleure auditrice. Et ça fait un bien fou.

D’ailleurs, quand je parle de mes difficultés sur mes audits, mes supers collègues me rassurent, me disent qu’iels ont vécu la même chose, qu’iels ont plus ou moins les mêmes doutes. En tant qu’ancienne développeuse qui avait peur de ne pas mériter ma place, pour qui il était nécessaire de devoir prouver qu’elle avait les capacités, c’est reposant.

Conclusion

Vous l’aurez compris, je pourrais parler des heures d’accessibilité numérique. J’ai encore plein de choses à dire mais il est temps de conclure.

J’aimerais terminer sur les six points qui faciliteraient la vie des consultants et consultantes en accessibilité numérique :

  • Prenez vraiment en compte l’accessibilité numérique. Ne vous mettez pas uniquement en conformité pour remplir vos obligations légales ou obtenir un taux de conformité.
  • Formez-vous, formez vos équipes, formez vos étudiants et étudiantes. Que ce soit à l’accessibilité numérique mais aussi au standard HTML.
  • Faites intervenir des personnes expertes en accessibilité numérique à chaque étape d’un projet, surtout quand vos équipes sont débutantes. Cela vous évitera d’avoir à doubler le temps de développement parce que le composant développé n’est pas accessible.
  • Nommez des référents ou référentes accessibilité numérique dans vos équipes, à tous les niveaux.
  • Si vous devez faire des audits, recrutez des cabinets et/ou des expertes de confiance pour vous accompagner. L’article « The most important thing to look at when choosing an accessibility auditor » (en anglais) vous propose une façon simple de tester les auditeurices
  • Ce dernier point s’adresse plus particulièrement au gouvernement : serait-il possible de mettre à disposition des moyens et une feuille de route claire pour la mise à jour du RGAA ? En effet, il devient de plus en plus difficile de travailler avec un référentiel qui n’évolue plus, surtout à l’approche de l’entrée en vigueur de la loi européenne sur l’accessibilité (EAA) (en anglais) et de sa norme associée.

  1. Coucou la mention qui doit apparaître sur les formulaires pour indiquer ce que signifie l’astérisque des champs obligatoires qui se trouve dans une note de glossaire et pas dans le critère. 

  2. À ce sujet, si vous n'avez pas encore lu Becky Chambers, je vous invite à lire ses magnifiques livres. 

  3. Pour comprendre ce qu’est un lien d'évitement, j’en parle dans le podcast « Quelles sont les déformations professionnelles des spécialistes de l’accessibilité numérique ? – GAAD 2024 », ma modeste contribution pour la Série de podcasts autour de l’accessibilité numérique pour la GAAD 2024 aux côtés de mes collègues d’Ideance. Franchement, n’hésitez pas à aller les écouter tous. 

  4. Si vous n’avez pas encore visionné le documentaire « Crip Camp: A Disability Revolution », allez-y de ce pas. Il est d’utilité publique. 

  5. Source : Web public et accessibilité : du bon usage des chiffres

Il n’est plus possible de laisser un commentaire sur les articles mais la discussion continue sur les réseaux sociaux :