Rencontres en non-mixité choisie : retour d’expérience et mise en perspective
Je m'appelle Agnès et je suis développeuse web. Il y a un peu plus d'un an, à l'automne 2023, je me suis rendue à un meetup (une rencontre) Python organisé dans les locaux d'une petite coopérative lyonnaise, en « mixité choisie » : la rencontre était réservée aux femmes et aux personnes non binaires. Je suis une femme, j'aime le Python et je n'aime pas les foules. La soirée s'annonçait donc tout à fait compatible avec moi. C'était ma première rencontre technique depuis plusieurs années (le COVID et une nouvelle maternité étaient passés par là). Et, oserais-je l'écrire, c'était ma première soirée… de ce genre. Elle a été excellente, riche en enseignements et en discussions.
J'étais loin d'imaginer que, quelques mois plus tard, je ferais partie des organisatrices de ce genre de rencontres. Et, naïve que j'étais, je ne pensais pas devoir les défendre bec et ongles contre des internautes énervés. Ni avoir matière à écrire un retour d'expérience plus étoffé que le premier paragraphe de cet article.
Pour cela, je vais partager le clavier avec ma collègue Morgane. Allons-y !
Introduction
Pour démarrer en douceur (non) quelques éléments de définitions essentiels pour le sujet d’aujourd’hui :
- La non-mixité choisie consiste à organiser des rassemblements réservés à un ou plusieurs groupes sociaux opprimés ou discriminés (le suprémacisme blanc n’est pas considéré comme de la non-mixité choisie) ;
- c’est une forme de militantisme pratiquée au sein de plusieurs mouvements féministes, antiracistes ou LGBTQI+ ;
- ça fait régulièrement polémique (cf. les réunions non mixtes pendant Nuit debout en 2016 ou encore au festival Nyansapo en 2017). Nous en avons fait l’expérience à notre modeste échelle, mais nous en reparlerons un peu plus tard.
C’est donc à la fois une pratique, un acte militant et une stratégie politique.
Et pour être sûres de bien nous faire comprendre :
En effet, c’est la notion de choix dans le sens d’intentionnalité qui est importante ici (cf. distinction mixité subie et mixité choisie faite par Christine Delphy) : il s’agit de créer volontairement un espace où se rencontrent exclusivement des personnes qui partagent les mêmes expériences d’oppression.
Petit avertissement : l’objet de l’article n’est pas de débattre sur le fond de si cette pratique est pertinente, car nous en sommes convaincues. L’objectif est plutôt de donner un retour d’expérience et des clefs pour débattre, convaincre et savoir répondre aux critiques.
Petite mise en perspective historique
Dans le contexte étasunien, la pratique se déploie au plus fort du mouvement pour les droits civiques ou civil rights movement à la fin des années 1960. Ainsi et par exemple, selon le Comité de coordination non-violent des étudiants (SNCC), un des principaux organismes du mouvement afro-américain des droits civiques, la volonté est de s'organiser « par eux-mêmes et pour eux-mêmes ».
En France, on trouve des traces de réunions non mixtes dès la Révolution française. On compte une cinquantaine de clubs féminins entre 1789 et 1793. Alors que les femmes sont exclues des clubs politiques de l'époque, c’est la seule manière de participer au mouvement républicain en construction (voir Guilhaumou et Martine Lapied dans leur article L'action politique des femmes pendant la Révolution).
La pratique de la non-mixité est emblématique des années 1970 et du MLF (Mouvement de libération des femmes) : « Nous avons pris conscience qu’à l’exemple de tous les groupes opprimés, c’était à nous de prendre en charge notre propre libération. » C’est aussi une pratique qu’on retrouve dans le mouvement antiraciste et plus spécifiquement dans les collectifs afro-féministes (par exemple : Mwasi).
Les inégalités de genre dans le monde de la tech : OK, et nous alors ?
Un rapport de novembre 2023 produit par le HCE (Haut Conseil à l’Egalité entre les Femmes et les Hommes) 1 relève que seulement 29 % des effectifs du numérique en France sont des femmes (2020), dont 16 % dans les métiers techniques et 22 % dans les postes de direction. « La filière numérique reste (…) largement dominée par les hommes et, en conséquence, caractérisée par une forte culture sexiste. »
En effet, on ne compte plus autour de nous les témoignages de femmes qui font l’expérience de cette culture sexiste au travail : du lever de sourcil mi-étonné mi-goguenard lors d’une prise de parole en réunion d’équipe ou en rendez-vous client à la franche blague inappropriée lors du pot entre collègues, les occasions ne manquent pas pour rappeler aux femmes qu’elles ne sont pas, vraiment, à leur place.
Cette culture du sexisme dans les métiers du numérique ne se contente pas de compromettre l’intégrité, la dignité et la sécurité des femmes au travail. Elle a aussi (et c’est évidemment lié) un impact sur nos carrières et nos porte-monnaies. Ainsi, une étude de 50inTech réalisée en juin 2022 montre que l’écart de salaire entre les hommes et les femmes dans le secteur du numérique est de 19,6 % en Europe (contre 15,8 % dans les autres secteurs). À compétence et poste égaux, la différence de salaire est de l’ordre de 5 %.
Tout cela pour dire que oui, les femmes sont un groupe minoritaire dans la tech. Il s’agit également d’un groupe oppressé en général, et en particulier dans notre milieu technique.
Meetup Python en non-mixité choisie à Lyon : notre retour d’expérience
Lucie Anglade, présidente de l’AFPY (Association Francophone Python) et organisatrice de meetups Python à Lyon depuis 2021, a souhaité organiser un meetup, Python toujours, en non-mixité choisie. Hashbang, notre coopérative, s’est portée volontaire pour accueillir l'événement.
L’objectif était surtout de proposer une « bulle de respiration » ou une « bulle de sécurité » avant de poursuivre un but militant. Cela étant dit, les deux buts coexistent et c’est très bien comme cela.
Voici ce à quoi ressemblait le carton d’invitation :
⚠️ Cet événement se déroule en mixité choisie de genre. ⚠️
Vous êtes bienvenue si vous vous reconnaissez dans le genre féminin ou êtes une personne non-binaire.
Si vous n’êtes pas concerné, nous vous invitons à venir à nos prochains événements ouverts à toutes et tous.
Il y a eu trois éditions de cet événement : le 27 novembre 2023 puis le 14 mars 2024 et le 19 juin 2024 (avec respectivement 17, 18 et 9 participantes).
Quand soudain, c’est le drama
Les deux premières rencontres ont suscité une grande majorité de réactions positives, mais aussi quelques retours agressifs de la part d’hommes qui ont malheureusement fait beaucoup plus de bruit. Nous avons été qualifiées d’extrémistes, on nous a reproché de surpolitiser la cause et d’exclure injustement des innocents.
Ils ont également agité des articles de loi française et européenne en nous promettant des amendes vertigineuses. Nous avons dû nous pencher sur les textes pour en avoir le cœur net… Les articles concernés sont les articles 225-1 à 225-4 du Code pénal.
L’article 225-2 était le plus utilisé par nos détracteurs pour nous faire peur. Mais d’une certaine façon, ils ont oublié de lire le 225-3, particulièrement le paragraphe 4. Ce dernier nous « libère » de l’interdiction de discriminer selon le genre, car nos rencontres visent à promouvoir l’égalité des genres et défendre les intérêts des femmes. Nous avons tout de même demandé confirmation à un juriste qui passait par là pour avoir la conscience tranquille.
Heureusement, nous n’avons pas reçu d’agression plus physique ou violente que cela. C’est triste à dire, mais ce n’était pas gagné d’avance.
Beaucoup de positif malgré tout !
Plusieurs personnes parmi les participantes ne s’étaient jamais rendues à un meetup « classique » auparavant. Celles qui pratiquent aussi les meetups classiques ont rapporté une ambiance sereine sans crainte d’être draguées, avec la possibilité d’être soi-même et d’aborder des sujets qui n’existent pas dans un meetup mixte (les menstruations, l’adresse de la meilleure coiffeuse de Lyon ou les situations de harcèlement au travail). Lors des questions à la fin des présentations, il est à relever également que nous n’avons pas eu le si redouté « Ce n’est pas vraiment une question, c’est plutôt une remarque… ».
Quatre oratrices sur six sont montées sur une scène plus classique, avec un public plus large, quelques semaines ou mois après leur premier passage en meetup (Léa, Agnès, Carmen et Bénédicte).
Nous avons bien l’intention de continuer en agissant sur d’autres facteurs qui pourraient éloigner les femmes des rencontres techniques.
À retenir
La non-mixité choisie est à la fois efficace et bénéfique
Elle ne constitue pas un projet de société, mais un moyen d’atteindre une société plus juste, plus égalitaire et plus pacifique. Citons ici la journaliste et militante Rokhaya Diallo dans un entretien pour Slate : « Les réunions afroféministes non mixtes n’ont en aucun cas vocation à proposer un projet de société ségrégationniste définitif puisqu’elles s’inscrivent dans la temporalité d’un événement ponctuel. Elles offrent à leurs participantes une échappatoire, une zone de respiration dans une société oppressive. »
Un espace non mixte fait gagner du temps et de l’énergie à celles et ceux qui le fréquentent : c’est moins nécessaire d’expliquer, de décrire, de convaincre (« Ce jour-là, en plus, j’avais mes règles. #tmtc »). La non-mixité choisie permet aussi de lutter concrètement contre la silenciation et l’invisibilisation : dans notre cas, on ne se fait pas couper la parole et occuper l’espace par des gars.
Enfin, cela permet de créer des liens de solidarité et de s’organiser pour répondre à des problématiques partagées et communes (cf. à Villeurbanne : réunions non mixtes pour femmes à la rue ou réunions non mixtes en entreprise chez Shodo).
La justice est de votre côté
Les meetups en non-mixité, c'est bien de la discrimination (on s'en doutait) mais ce n'est pas répréhensible (on s'en doutait aussi), au nom de la promotion de l'égalité des sexes (sic) et pas spécialement au nom de la liberté d'association. Cf. l'article 225-3 du Code pénal.
Comment être garantes de la sécurité des participantes sans être excluantes ?
En tant qu'organisatrices, c'est notre rôle de nous assurer que la non-mixité du meetup soit respectée, mais pour autant nous ne sommes pas la « police du genre ». Nous essayons justement de créer des espaces où l'on sort un peu de nos automatismes en matière de stéréotypes de genre.
Là-dessus, nous n’avons pas de réponse magique qui marche à tous les coups, mais nous proposons modestement quelques pistes :
- Indiquer une personne à qui poser les questions « est-ce que je peux venir ? ». Une femme trans n’était pas out, hésitait à venir, et a pu poser ses questions à la personne pour se décider.
- Un·e membre non binaire dans le public a été « marrainé·e » par quelqu’une : on pourrait parler de « cooptation » par des gens de confiance.
- Qu’aurait-on fait en réalité si un homme cis s’était inscrit et avait décidé de venir de force ? Nous n’avons pas la réponse. Il se murmure que nous pourrions l’accueillir et le genrer au féminin toute la soirée, dans le doute.
- C’est OK de ne pas savoir et il ne faut pas hésiter à le dire, tout simplement.
- La Femme Invisible dans le numérique, le cercle vicieux du sexisme, rapport n°2023-11-07-PAR&STER-60, publié le 7 novembre 2023. Retour au texte 1
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