Quitter la tech et l’intelligence artificielle ?

L’an dernier, j'ai eu la chance de participer aux 24 jours de web. J'étais très enthousiaste. Je pensais rapidement retrouver du travail. Mais mois après mois et entretien après entretien j'ai commencé à me poser beaucoup de questions.

Au final, je suis restée onze mois en recherche d'emploi. Au début j'étais contente car j'ai pu profiter à fond des conférences et faire du bénévolat. Mais au bout de six mois environ, j'ai commencé à avoir peur et trouver le temps long.

Ai-je encore envie de contribuer à l'intelligence artificielle ?

Premièrement, j'ai adoré mon équipe précédente mais je ne peux pas dire que la data science 1 ou science des données soit ce qui me plaît le plus. Ce que j'aime c'est créer des choses en codant. Parfois la data science manque de maturité sur les pratiques clean code/craft. Je viens du web. Il m’arrive d’être frustrée par le côté très expérimental de la data science.

Néanmoins deux choses principalement me dérangent : j'ai eu le temps de creuser beaucoup de sujets liés à l’utilisation de l'intelligence artificielle. On échange beaucoup sur le sujet avec Emmanuelle Aboaf et… ce n'est pas glorieux, même si cela a permis de gros progrès dans l'inclusion des personnes handicapées, par exemple avec une généralisation du sous-titrage. Son pic de hype2 fait qu'on veut en mettre partout et qu'on pense parfois plus au côté commercial qu'à répondre à un besoin concret. N'importe quel AI engineer ou data scientist a déjà été approché par quelqu'un qui veut de l’intelligence artificielle sans trop savoir avec quelles données ni pour quoi faire. L'usage de l'intelligence artificielle dans le recrutement m'a beaucoup interpellée : du scoring de CV (curriculum vitae) — ou cotation des CV en français — aux pratiques très peu éthiques que l'on peut voir dans certains pays anglo-saxons (je recommande d'ailleurs le livre The Algorithm: How AI Can Hijack Your Career and Steal Your Future, de Hilke Schellmann). Je suis peut-être idéaliste mais j'aime construire des choses qui aident les gens, pas qui détruisent leur vie. Alors oui il y a l'AI Act qui entre doucement en vigueur mais cela reste préoccupant pour moi.

Il y a aussi la question de l'écologie. Je suis de plus en plus sensible aux questions écologiques et donc ça me met parfois mal à l’aise de travailler dans un domaine si énergivore.

Avoir le luxe d'attendre

Cette période m'a fait beaucoup m'interroger sur le revenu à vie. J'ai la malchance d'être handicapée mais j'ai la chance d'avoir un revenu minimal assuré si je ne peux pas travailler. De plus, je vis avec quelqu'un qui travaille donc on s'en sort financièrement. Mais j'ai constaté que parmi les personnes qui ne trouvent pas de travail dans la tech après une reconversion nombreuses sont celles qui n'ont pas le luxe d'attendre que le marché reprenne. C'est triste voire dangereux. La tech est un domaine qui donne énormément. Pour beaucoup d'entre nous, c'est une passion en plus d'être notre métier. Mais c'est un domaine parfois difficile moralement et qui demande beaucoup d'investissement. J'aurais pu continuer à coder des projets personnels, explorer, être bénévole sur des projets tout en ayant le minimum pour vivre. Même si l'AAH (allocation aux adultes handicapés) ne me garantit pas une indépendance financière par rapport à mon compagnon. Son montant reste également sous le seuil de pauvreté. Et oui, être handicapé·e ne rend pas riche comme on peut l'entendre parfois. Pour ma santé, je dois engager de nombreuses dépenses qui n'existeraient pas si j'étais valide.

Le red flag3

Après ma participation à Devoxx France 2024, une entreprise m'a contactée pour envisager une alternance en tant que développeuse back-end. Je pense même avoir été à l'origine de la proposition d'alternance. Cependant rapidement des signaux m'ont alertée, par exemple le processus de recrutement qui s'allonge. Mais surtout on m'a plusieurs fois appelée par un prénom que je n’utilise plus depuis plusieurs années (j'ai d'ailleurs depuis fait officiellement les démarches pour reprendre mon prénom d'usage qui est aussi mon prénom de naissance à l'état-civil). Une fois, cela peut être une erreur mais le fait que cela se soit reproduit plusieurs fois bien que je les ai repris m'a vraiment fortement contrariée. J'aime beaucoup mon prénom car il est le reflet de mon histoire. Je n'avais jamais eu de soucis à l’utilisation de ce prénom avant eux.

Donc d'un côté j'avais fortement envie de travailler, mais de l'autre j'avais envie qu'on me respecte. Être une femme, racisée, avec un handicap visible peut vite donner l'impression qu'on est un token4, juste présente pour faire la plante verte sur les photos. Moi je voulais coder. Heureusement après un accord de leur part, ils m'ont recontactée plus d'une semaine plus tard pour me dire qu'au final ils ne pourront pas ouvrir de poste. J'ai été grandement soulagée. Ce qui m'a paru étrange car je voulais vraiment retravailler, mais pas comme ça, avec l'impression vendre mon âme au diable et en ne suivant pas mes principes et mon éthique.

La santé mentale après les refus

Au fil du temps, j'ai commencé à angoisser, à énormément douter que ma place était dans la tech. Selon Caroline Ramade, fondatrice et CEO (Chief Executive Officer ou directrice générale en français) de 50inTech, une femme sur deux quitte la tech après ses trente-cinq ans. J'ai trente et un ans et j'ai voulu aussi rendre mon tablier (enfin mon clavier) et ça m'aurait très fortement déçue. Je ne me vois pas faire autre chose que d'être dans la tech. J'ai eu la chance d'avoir plus d'entretiens que d'autres personnes issues de ma formation (même les hommes), les conférences ayant aidé à créer des contacts avec les entreprises. Néanmoins je me décourageais à chaque refus. D'un coté, on reconnaissait mon travail en conférence et de l'autre on me renvoyait que je n'étais pas employable. Je sais que le handicap visible est un frein pour certains employeurs et certaines employeuses. Non seulement parfois les locaux ne sont pas accessibles mais c'est aussi une expérience de vie qui me fait voir les choses sous un autre angle. Et c'est souvent ce point de vue qui est apprécié en conférence. On crée des sites et des outils pour tous types d'utilisateurices : parmi elles/eux, une part non négligeable sont handicapé·es.

La santé mentale c'est un peu le ciment qui me permet d'avancer. Avec mes handicaps et pathologies, je me repose beaucoup sur le mental. Si j'étais une application ce serait ce qui permet d'être résiliente face aux douleurs chroniques et aux difficultés. La maladie et le handicap impactent négativement le moral mais inversement il est plus facile de supporter les difficultés lorsque le moral est bon.

« Les choses n'arrivent pas par hasard »

C'est ce que m'a dit mon CTO (Chief Technical Officer ou directrice ou directeur technique) quand je lui ai annoncé que j'avais failli quitter la tech. J'avais décidé de prendre du recul et de stopper les entretiens. Déjà, le premier contact a été fait par Camille, le CTO de l'entreprise. Mentalement je me disais que je n'avais rien à perdre. Il a su me rassurer sur mes craintes : devoir travailler en full remote et travailler en start-up.
En début de carrière, j'avais eu beaucoup de mal à travailler en full remote ; c'est cool mais ça peut impacter ma santé mentale. Je suis très casanière. En full télétravail, en début de carrière, j’avais totalement décalé mon rythme de vie et j’avais énormément de mal à sortir de chez moi même pour d’autres activités. Je suis un peu plus productive en sortant travailler à l’extérieur une fois par semaine. Le changement de cadre et les échanges avec les autres humains m’aident à aérer mon cerveau ce qui le rend plus productif.
Travailler en start-up était aussi une grosse inquiétude car j'avais vécu une mauvaise expérience dans une entreprise de ce type lorsque j'ai commencé à coder. Cela avait très compliqué pour moi de m'intégrer.

Ce qui m'a aussi beaucoup plu c'est la vision de l'intelligence artificielle de cette entreprise est la même que la mienne : aider les humains, pas les remplacer. Le processus de recrutement a été rassurant aussi : j'ai rencontré l'équipe de dev et les deux autres cofondateurs, Idriss et Boris, en visio. Les humains qui composent l'entreprise ça reste aussi important voire plus important pour moi que la stack technique: un langage ça s'apprend mais le développement logiciel c'est quand même un exercice de communication. Quand cet article sera publié cela fera quatre mois que je suis chez Second Brain). Et je suis vraiment contente : le travail est motivant et j'ai continué à donner des conférences. J'ai même présenté une partie de notre travail à l’AI Tour de Microsoft.

Donc si tu cherches un de tes premiers postes de développeureuse, ou autre, mes petits conseils :

  • Accroche-toi. Le marché est clairement pas en ta faveur mais ce n'est pas non plus impossible.
  • Continue de rester active : code, publie sur LinkedIn ou sur un blog, etc. Coder c'est comme le sport, il faut souvent s’entraîner.
  • Mise sur le contact humain : contacte directement les recruteurs sur LinkedIn par exemple.
  • Fais-toi un réseau. Il y a les meet-ups, les conférences (pas mal ont des tarifs solidaires voire des billets offerts.)

Bon courage !


  1. Data science ou science des données en français Wikipedia 

  2. Courbe de popularité en français Wikipédia 

  3. Ou drapeau rouge

  4. Token ethnique Wikipédia 

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