Accessibilité - Qui est le plus irresponsable : l’IA qui pollue ou l’humain qui exclut ?

2005, une année qui aurait dû bouleverser la France, rendre le numérique plus accessible aux personnes handicapées. Le titre me laissait espérer pour un monde plus inclusif : Loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.

À l’aube de 2025, le numérique n’est pas accessible à toutes et tous. La promesse d’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ne sont qu’un écran de fumée.

Aujourd’hui, le numérique responsable et l’intelligence artificielle (IA) ont le vent en poupe.

Je me sens devant un effroyable paradoxe : choisir entre le numérique responsable et l’intelligence artificielle qui pourrait enfin rendre accessible ce que les humains n’ont pas réussi à faire jusqu’à présent ?

L’échec de l’accessibilité numérique : des chiffres qui font mal

Aujourd’hui, 94 % des sites web français ne respectent toujours pas les exigences d’accessibilité de base. Des images qui n’ont pas alternatives textuelles, des contrastes qui ne sont pas suffisants pour que ce soit lisible, des formulaires difficiles à remplir au clavier, ….

La liste des obstacles est longue, chacun de ces obstacles est une forme d’exclusion pour environ 17 % des personnes en situation de handicap. C’est près de onze millions et demi de personnes qui se retrouvent chaque jour face à ces barrières numériques auxquels elles doivent faire face.

La loi du 11 février 2005 a bousculé les professionnels du Web, puisqu’elle a rendu obligatoire d’abord l’accessibilité des services de communication au public en ligne et le périmètre d’application a été étendu au fil du temps par des décrets et ordonnances.

En 2009, le RGAA a permis de poser un cadre technique pour répondre à ces obligations. Il y a eu quatre évolutions importantes dont la dernière était en 2021, pour justement s’adapter aux avancées technologiques et aux besoins des utilisateurs. Malgré ces évolutions, il y a un décalage entre les textes de loi et la réalité.

Comment peut-on l’expliquer ?

L’année dernière, l'ordonnance n°2023-859 du 6 septembre 2023 a été publiée, imposant des sanctions pour ceux qui ne respecteraient pas les obligations légales.

J’ai l’impression que l’accessibilité n’a jamais été considérée comme une priorité mais plutôt comme une contrainte.

Omniprésence du numérique en 2024

Il est évident que le numérique est devenu aussi indispensable que l’eau courante ou l’électricité. Aujourd’hui, il est difficile de faire sans. Démarches administratives, recherche d’emploi, création d’entreprise, achats en ligne, communication… Tout passe par le numérique.

Et pourtant, des personnes restent sur le bord de la route.

La période du Covid a révélé au grand jour les difficultés des personnes en situation de handicap. Quand tout le monde s’est mis au télétravail, quand les cours et les services étaient en ligne, qui s’est retrouvé pénalisé ? Encore une fois, les personnes handicapées.

Comme si ce n’était pas déjà assez compliqué, moi aussi, j’ai dû apprendre à composer avec des outils censés faciliter le quotidien mais qui ont été pensés par et pour les personnes valides.

Le numérique responsable : l’arbre qui cache la forêt ?

Aujourd’hui, les professionnels du Web n’ont que ces mots à la bouche : numérique responsable, sobriété numérique, écoconception, impact environnemental.

Le numérique représente 3,5 % des émissions globales de gaz à effet de serre et la situation va en s’aggravant. Le poids moyen d’une page web a été multiplié par 115 pour atteindre les 2 Mo alors que l’usage des services numériques a explosé depuis la pandémie du Covid.

Le numérique responsable, c’est développer des solutions numériques qui respectent l’environnement, qui sont sobres en énergie, qui pensent à l’impact écologique mais ce n’est pas que l’environnement. C’est aussi et surtout l’humain.

Quand je parle de l’humain, je pense à tous les humains, y compris ceux qui sont en situation de handicap. Ceux qui, comme moi, ont besoin d’accessibilité numérique pour pouvoir accéder aux services.

L’intelligence artificielle : nouvelles perspectives ?

Face à l’inaccessibilité numérique à laquelle je fais face en 2024, l’intelligence artificielle est comme une lueur d’espoir, une solution prometteuse.

Les modèles actuels d’intelligence artificielle peuvent automatiquement générer des descriptions d’images pour les personnes malvoyantes et aveugles, transcrire à l’écrit en temps réel du contenu audio pour les personnes malentendantes et sourdes.

L’intelligence artificielle peut faire en quelques secondes ce que l’humain peine à faire depuis des années : rendre l’information véritablement accessible à tous et toutes. Ces possibilités étaient de la science-fiction il y a quelques années, elles sont devenues réalité.

Elles ont un coût pour la planète, des risques de biais importants et une augmentation de dépendance technologique. L’utilisation régulière de ces outils à base d’intelligence artificielle augmente bien entendu l’impact environnemental.

Pouvons-nous nous passer de ces outils ?

La principale qualité de ces outils est de faire baisser le coût financier et le temps de travail. Nous sommes donc face à un choix : pendant vingt ans nous n’avons pas investi financièrement dans l’accessibilité numérique. Il est possible maintenant de produire à moindre coût avec une meilleure efficacité mais avec un coût environnemental.

Des solutions commencent à émerger mais ça part dans tous les sens. L’intelligence artificielle de son côté, essaie de réduire de manière radicale sa consommation énergétique.

C’est la première fois que je culpabilise d’utiliser des nouvelles technologies qui détruisent la planète. Je ne suis pas coupable d’avoir un handicap, c’est un défi pour moi chaque jour de pallier cette inaccessibilité. Je ne veux pas sentir le poids d’un nouveau fardeau sur mes épaules. C’est déjà assez lourd comme ça.

Au fur et à mesure, je vois de nombreux articles mais aussi des conférences où on reproche d’utiliser de nouveaux produits (smartphone, dictaphone, visioconférences…) ou de nouveaux services basés sur les modèles d’intelligence artificielle, car ils sont consommateurs d’énergie ou de métaux rares.

Chaque jour, je découvre de nouvelles possibilités pour faciliter mon quotidien. Comment ne pas culpabiliser alors que peu de choses ont été faites pour améliorer cette inaccessibilité ?

Une femme porte un ordinateur à bout de bras, elle représente l'intelligence artificielle, l'autre porte un globe terrestre et représente le numérique responsable. Entre les deux, il y a un éclair pour représenter l'opposition entre ces deux sujets

Pourquoi opposer l’accessibilité et le numérique responsable ?

Il est urgent d’arrêter de faire cette opposition. Il faut penser différemment. L’intelligence artificielle peut et doit faire partie de la solution. Elle doit être utilisée intelligemment et ne doit pas servir d’excuse pour continuer à concevoir des services inaccessibles.

Prenons quelques exemples :

  • Ajouter une alternative textuelle à une image ne consomme quasiment pas de ressources. C’est une ligne de code, quelques petits octets de texte. Mais personne ne le fait.
  • Utiliser des contrastes suffisants ne demande pas de puissance de calcul supplémentaire. Mais personne ne le fait.
  • Structurer correctement une page web avec des titres structurés hiérarchisés ne pollue pas plus qu’une page mal structurée. Mais personne ne le fait.

Aujourd’hui, nous voilà coincés entre le choix d’exclure ou polluer. Je crois qu’il n’y a pas de bonne réponse.

Repenser notre approche

Comment pourrait-on être plus responsables ?

  • Concevoir l’accessibilité dès le début de chaque projet numérique. C’est moins coûteux et plus efficace. Ça évite surtout d’avoir à utiliser des solutions correctives énergivores.
  • Former les professionnels du numérique à l’accessibilité. Ce n’est pas compliqué, ni cher, mais ça demande une vraie volonté politique et professionnelle.
  • Utiliser l’intelligence artificielle de façon pragmatique, là où elle est réellement utile : pour la reconnaissance d’images pour les personnes malvoyantes et aveugles, reconnaissance vocale vers l’écrit pour les personnes malentendantes et sourdes, et bien d’autres usages insoupçonnés.
  • Intégrer les personnes handicapées dans la conception des services et des produits, qu’elles soient basées sur l’intelligence artificielle ou non, permettrait un développement moins biaisé.

Ce sont quelques pistes qui me sont venues à l’esprit, je suis sûre qu’il va y en avoir plein d’autres.

Soyons créatifs !

Une responsabilité partagée pour un avenir inclusif

La question n’est pas de savoir qui est le plus irresponsable entre l’intelligence artificielle qui pollue et l’humain qui exclut. La vraie irresponsabilité serait de continuer à mettre en opposition ces deux questions plutôt que de les associer ensemble pour répondre à l’objectif.

L’accessibilité numérique est un droit fondamental. La préservation de notre planète est une nécessité vitale. Nous avons les moyens techniques, légaux et humains de progresser sur ces deux objectifs simultanément. Ce qui nous manque, c’est la volonté collective de faire de l’accessibilité une priorité réelle.

L’intelligence artificielle ne doit pas être la seule option pour réparer les erreurs passées, mais être un outil parmi d’autres dans une stratégie globale d’accessibilité. Une stratégie qui commence par responsabiliser chaque acteur du numérique, de la développeuse au décideur, du designer à l’utilisatrice.

Nous devons le faire ensemble.

2005-2025 : vingt ans, c'est une génération. Ne laissons pas passer vingt ans de plus. L'accessibilité numérique n'est pas juste un choix ou une loi, c'est une nécessité. Une évidence. Une urgence, pour moi et pour tant d’autres.

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