Juste place vs. juste prix ?

Je fais de l’éducation populaire sur le numérique au sein de la coopérative l’Établi numérique. Concrètement, avec mon collègue Romain (retenez ce prénom, je vais pas mal le mentionner), j’anime des formations, des ateliers et construis des accompagnements autour des enjeux politiques et sociaux du numérique. Pour cela, je m’appuie sur l’éducation populaire, qui part du principe qu’on a toutes et tous une expertise, même quand on n’est pas ingénieur·e.

Nos clientes sont des collectivités locales et des associations. Les premières nous rémunèrent généralement sans négocier nos tarifs, même si elles subissent des contraintes budgétaires de plus en plus fortes. Concernant les secondes, c’est plus fragile et elles doivent parfois solliciter des subventions spécifiques pour nous faire intervenir.

Nous essayons au quotidien de défendre un numérique émancipateur plutôt que privateur et proposons des espaces de réflexion politique. Cela implique une certaine radicalité qui vient frotter avec des problématiques de rentabilité économique. On se demande régulièrement si c’est possible de se rémunérer correctement (je reviendrai sur ce que ça signifie pour moi) en défendant un regard technocritique sur le numérique. J’avais envie de vous raconter mes réflexions sur ces tensions entre mes besoins financiers et ce qui est rémunéré ou pas (ou pas assez) dans notre société. Pour cela, rien de mieux que de partir de mon parcours de bibliothécaire à entrepreneuse et de mes questionnements autour de mes conditions de travail, notre modèle économique et ce qu’est pour moi un salaire idéal.

Pourquoi je suis partie de la fonction publique

J’ai été bibliothécaire une quinzaine d’années et j’ai longtemps adoré ce métier. Je l’ai quitté pour devenir indépendante en 2019 car j’aspirais à plus d’engagement et de liberté, loin des obligations de neutralité et de l’organisation très verticale des collectivités locales. L’indépendance a été pour moi une révélation : je pouvais décider dans une grande mesure de pour qui je travaille, avec quelle posture et dans quelles conditions.

Si j’ai créé l’Établi avec Romain en 2021, c’est notamment que je voulais retrouver un collectif de travail, mais aussi avoir une structure qui corresponde à mes valeurs éthiques (fin de ma micro-entreprise et création d’une coopérative).

Nous décidons collectivement des conditions dans lesquelles nous travaillons. Nous avons fait des choix : je travaille sur un 80 % annualisé et profite d’une grande partie des vacances scolaires, notre structure prend en charge 100 % de notre mutuelle (jamais l’un·e comme l’autre n’avons eu une aussi bonne mutuelle) et nous choisissons en grande partie nos horaires. De façon plus générale, nous sommes attentives à nos niveaux de fatigue, on fait attention l’un à l’autre et on se pose régulièrement des questions sur le sens politique de nos actions.

C’est quoi, mon salaire idéal ?

La question du niveau de salaire a longtemps été secondaire dans mes choix professionnels. Je cherchais avant tout un métier ayant du sens. J’avais le privilège de pouvoir choisir mon métier, grâce au soutien financier de mes parents et des années de vie commune avec un développeur. Exercer le métier de bibliothécaire pendant quinze ans a renforcé, je pense, cette passivité salariale : j’avais un métier-passion, la « chance » d’être titulaire et j’étais payée en fonction de mon grade  (donc pas de négociations salariales individuelles comme dans le secteur privé).

Quand je me suis lancée en indépendante en 2019, ma première question a été « combien je veux gagner ? ». C’est aussi une des premières discussions que nous avons eues avec Romain à la création de l’Établi. De mon point de vue, c’est logique : je veux pouvoir vivre confortablement (là encore, je vais revenir sur ce que je mets derrière ce terme), mais sans trop m’être jamais vraiment posé la question de combien mon travail vaut, notamment économiquement.

Pour formuler mes besoins financiers, je me suis demandé ce qui m’était indispensable (payer mon logement ou les futures études de mes enfants), accessible (me payer des cours de piano) et ce sur quoi je peux rogner (ne pas remplacer ma voiture quand elle sera irréparable). J’ai aussi réfléchi à ce que serait pour moi le salaire idéal : ce serait plutôt un salaire confortable, supérieur de quelques centaines d’euros à mon salaire minimum et qui, plutôt que me permettre de dépenser plus, m’achète une tranquillité d’esprit et me permet d’épargner. On a donc formalisé ce que serait pour chacun·e notre salaire minimum et notre salaire idéal, avec des niveaux supérieurs pour moi, notamment liés à mon statut de famille monoparentale.

Combien ma coopérative me paye ?

Quand nous facturons une prestation, elle alimente notre trésorerie. Nous choisissons collectivement combien nous nous rémunérons en fonction de la santé financière de la structure, de notre visibilité sur les mois à venir et de nos besoins individuels. Nous avons fait un certain nombre de choix, comme celui d’avoir en trésorerie six mois de salaires d’avance. On est là très loin de l’optimisation fiscale (nous payons sur nos bénéfices l’impôt sur les sociétés), mais cela nous permet d’avoir une certaine sérénité : si jamais des imprévus ou des difficultés se manifestent, on peut continuer à se payer suffisamment longtemps pour se retourner.

Actuellement, l’Établi me rémunère l’équivalent d’un smic en plus duquel je perçois la prime d’activité, ce qui me permet d’avoir un niveau de revenus correspondant à mon salaire minimum. J’arrive à couvrir mes besoins, mais avec une certaine charge mentale. Je dois faire attention (d’autant plus avec l’inflation) et parfois échelonner certaines grosses dépenses. Encore une fois, je suis privilégiée : j’ai de l’épargne au cas où, donc même si je m’astreins à ne pas dépenser plus que ce que je gagne pour des dépenses du quotidien, je ne me sens pas en danger.

J’ai toujours un peu de mal à assumer socialement mon niveau de salaire et le fait qu’un quart de mes revenus soit issu des prestations sociales. C’est lié à la fois au regard porté par la société sur ces « assistés » (j’insiste sur les guillemets) dont je fais partie, donc, mais aussi à un lien plus profond entre réussite financière et réussite sociale, notamment vis-à-vis de ma famille et encore plus dans une situation où je développe ma propre activité. Alors que par ailleurs, je défends des valeurs de solidarité et d’équité, je me dis que sur ce sujet je suis bien perméable aux discours néolibéraux sur la réussite individuelle !

L’Établi existe depuis un peu plus de deux ans, nous sommes encore en phase de développement, mais nous ne sommes pas sûr·es de nous dégager nos salaires idéaux en 2024. Ça ne dépend pas uniquement de nous, mais aussi de combien nos client·es sont en capacité de nous payer et plus largement de la valeur économique de nos activités.

Le tarif militant

Il y a quelques mois, j’ai passé un week-end à former des militantes du Planning familial du Morbihan sur les problématiques de discrimination et de réseaux sociaux. On y a parlé biais des algorithmes, cybersexisme, outils et posture. J’ai vraiment eu la sensation d’être au juste endroit, au croisement entre féminisme et technocritique. Sauf que. Si le Planning avait dû me payer mon tarif habituel, ma prestation elle-même aurait englouti quasiment leur budget annuel de formation. Nous avons donc convenu d’un tarif militant, de l’ordre de la moitié du tarif habituel, avec un hébergement chez l’habitante.

Le tarif militant est une forme de soutien. Pour le Planning familial, c’était une évidence au vu des missions et des valeurs de cette association. Il y a de notre côté un équilibre à trouver entre tarif militant et autres prestations, afin de pouvoir atteindre notre chiffre d’affaire minimum. Mais cela pose une question plus large sur les capacités financières de nos client·es, renforcée par le fait que nous intervenons sur un champ, le numérique, qui n’est pas forcément une de leur priorités.

Nous ne pouvons nous extraire d’un système où de nombreuses politiques publiques d’intérêt général sont structurellement sous-financées, à grands coups d’appels à projets. Le secteur associatif est touché depuis longtemps. C’est aussi de plus en plus le cas des collectivités locales sur certains de nos sujets d’interventions, comme l’éducation aux médias et à l’information. En outre, nous défendons un discours critique sur l’innovation, plus proche de la dénumérisation de Fanny Parise et Marie-Cécile Godwin que de l’innovation technosolutionniste. Pas très bankable et parfois vu comme « trop politique ».

Quand on prend un peu de hauteur sur la question du lien entre salaire et utilité sociale, on voit bien que les deux ne sont pas corrélés. Au cours du premier confinement, on a beaucoup parlé des métiers dits « de première ligne », dont on a vraiment mesuré combien ils étaient indispensables. Comme l’a expliqué l’INSEE, ces métiers sont souvent féminins, mal payés et à temps partiel.

Alors que j’ai toujours été guidée par le sens de mon métier, j’ai aussi pris du recul sur l’attrait du « métier-passion » en lisant « Te plains pas, c’est pas l’usine » de Lily Zalzett et Stella Fihn. Ce livre explique les dynamiques à l’œuvre dans le secteur associatif et notamment les rapports de pouvoir internes. Y sont décrites de nombreuses situations, où le management met en place des dynamiques d’exploitation, reposant sur l’engagement des salarié·es et la précarité. Les associations ont recours à l’auto-entreprenariat ou à des contrats qui flirtent avec le bénévolat, comme les services civiques.

Au fond, qui définit ce qui est travail et ce qui n’est pas travail ? De mon côté, j’ai largement décentré mon regard en me nourrissant des réflexions des féministes matérialistes. Elles analysent le travail domestique comme un travail gratuit qui profite au foyer et, plus globalement, à l’ensemble de la société. S’appuyant notamment sur ces analyses, la sociologue Maud Simonet porte un regard intéressant sur l’extension du travail gratuit au profit de l’économie de marché. C’est intéressant pour mettre en perspective ce qui est rémunéré ou pas, dans notre société et mieux comprendre les enjeux en place.

Alors on se dit que c’est comme ça et que c’est pas grave ?

Que nenni !

Bien entendu, je peux bouger des éléments à mon échelle.

Mais avant tout, j’ai l’impression qu’on ne peut traiter cette question autrement que par des réflexions collectives et des rapports de force. Je l’ai bien vu en tant que fonctionnaire, avec le gel du point d’indice qui sert à calculer notre rémunération pendant des années, empêchant celle-ci d’évoluer. C’est notamment pour ça que je me suis récemment syndiquée, pour peser, défendre un monde plus désirable où la solidarité et l’intérêt général sont des valeurs cardinales.

En parlant de solidarité, nous allons continuer à faire des tarifs militants, mais en n’hésitant pas à poser un cadre qui garantit que ces prestations sont à 100 % conformes à nos valeurs. Poser des limites, savoir dire non et prendre soin de soi, c’est important. Ainsi, je viens récemment de me désengager d’une association pour laquelle l’Établi numérique donnait un peu de mon temps. Mais j’avais l’impression de subir trop de dissonance cognitive dans ce cadre, alors j’ai dit stop.

Trouver l’équilibre entre engagement et juste rémunération

Vous l’aurez compris, c’est une question d’équilibre et de temporalité. Actuellement, j’ai beaucoup de sources de satisfaction dans mon travail, que ce soit la possibilité d’avoir du temps pour moi, le sens de ce que je fais ou encore le travail avec Romain. Mais j’aimerais pouvoir atteindre mon salaire confortable.

Tout cela est un passionnant travail en cours. Avec Romain, nous construisons notre outil de travail petit à petit et expérimentons. Notre prochaine assemblée générale sera aussi l’occasion de faire le bilan de notre année, réinterroger les limites, les tarifs et nos besoins individuels… À suivre !

 

2 commentaires sur cet article

  1. Magali Milbergue, le 18 décembre 2023 à 12:49

    Merci pour cet article.

    En tant que freelance qui fait des sites pour des associations et autres petits clients, c'est souvent compliqué de trouver l'équilibre entre ce dont j'ai besoin pour vivre, ce qu'iels peuvent payer et ce que j'ai envie d'investir parce que leur projet me semble important. Je retrouve aussi ce problème dans mon équilibre entre travail payé et travail bénévole, en 2023 par exemple j'ai beaucoup trop privilégié le bénévole et me suis mise en difficulté...

    Bref, tout ça nourrit mes réflexions !

  2. Richard Hanna, le 18 décembre 2023 à 14:44

    Juste merci pour ce retour d'expérience et ces réflexions sur le travail et sur la rémunération.

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