Coder à nouveau après un harcèlement sexuel
En septembre 2023, j’ai été notifiée par le Conseil des Prud’hommes de Paris de la condamnation de mon ancien employeur notamment pour harcèlement sexuel. Je ne compte pas revenir dans cet article sur les détails de l’affaire. J’ai donné en mars 2023 une présentation sur « Des espaces sûrs pour les développeuses » et un post LinkedIn il y a deux mois avec des détails de la condamnation, que vous pouvez consulter si vous le souhaitez.
Le code comme travail passion ?
J’ai appris à coder en 2018 à 26 ans, dans un bootcamp en Ruby on Rails. Je me souviens du moment où je me suis sentie « à la maison ». C’est en découvrant la gem Faker, une bibliothèque en Ruby pour générer de fausses données. Dedans, de nombreuses références qui me parlaient, geeks mais aussi littéraires. J’avais l’impression de découvrir un monde caché de personnes qui avaient la même culture, le même humour que moi, à travers l’écran.
J’ai commencé tout de suite à assister à des meet-ups à Paris. Au début, je ne comprenais rien à ce qu’il se disait aux présentations, ou quelques bribes, mais je pouvais discuter avec d’autres développeuses et développeurs qui me partageaient leur expérience, me conseillaient ou m’ont même mentorée pour la suite de ma carrière.
J’ai finalement découvert comment je pouvais m’investir à mon tour dans cette « communauté » bouillonnante de dév : produire du contenu. J’ai commencé par des articles, en rejoignant les Women On Rails ça a été des workshops, un site de ressources puis une newsletter en 2020, dont la rédaction est aujourd’hui collaborative. En 2022 et 2023, j’ai également fait un petit détour par des vidéos et des conférences.
Tout ça en parallèle d’emplois à plein temps. Lorsque je passais des entretiens d’embauche, je revendiquais mon caractère « passionné ». En tous cas, je codais ou lisais des contenus techniques en plus du travail. Pour autant, ça n’est pas quelque chose que je pratique comme un loisir, me mettant des objectifs de productivité, mais ça sort du cadre de cet article.
Liste de lectures pour questionner son rapport à la productivité :
- En finir avec la productivité de Laetitia Vitaud ;
- Produire l’auto-engagement au travail : Modalités du travail d’organisation dans une start-up en croissance de Marion Flécher.
Une part de ce que je suis
Il y a tellement de manières de s’impliquer dans le code et son écosystème en dehors du travail : participer à l’open-source (en créant ou maintenant un projet), s’améliorer en code, animer un meet-up, donner des conférences, répondre à des questions sur Stack Overflow, écrire des articles, avoir une chaîne YouTube, écrire des livres… Cela fait même partie d’un mouvement « build in public », des retours sur expériences qui font avancer l’industrie.
C’est un système qui peut être « vertueux » pour sa propre carrière, du réseautage pour introverti·es en quelque sorte. Mais ça peut foutre une certaine pression et pousser à la surproductivité (j’en connais quelque chose).
Je conseillerais de regarder si la personne qu’on admire produit dans le cadre de son job (les dev rel (Developer Relations) sont payé·es pour créer du contenu. Certain·es dév ont une part dédiée de leur contrat pour maintenir des projets en open-source…). D’autres facteurs sont à prendre en considération : les années d’expérience et la formation initiale. Il y a aussi l’inconnue des conditions de travail et horaires.
La comparaison est difficile sans avoir conscience de tout cela pour déconstruire son rapport à un système soi-disant méritocratique.
Liste de lectures pour questionner la méritocratie :
- Le talent est une fiction de Samah Karaki ;
- Mérite d’Annabelle Allouch.
Ma production de contenus reflète également ce en quoi je crois et mes convictions féministes : condamner des agressions, être inclusive, ne pas être discriminante dans le contenu partagé en faisant une veille reflétant la diversité de la tech, contrairement à d’autres créateurs de contenus que je consomme régulièrement (podcasts, chaînes YouTube, conférences, autres newsletters…).
Je réalise ça sur mon temps libre (en modulant selon le niveau d’énergie), j’y reflète mes valeurs, j’y ai forgé des amitiés, le code est donc une partie de moi que j’emporte au-delà des horaires de travail.
Et quand ça ne va plus ?
Après le jugement de mon procès, j’ai pu revenir plus calmement sur ces premières années de carrière dans la tech. J’ai réalisé que m’investir comme ça en dehors du travail a aussi été une échappatoire face à des conditions de travail hors-la-loi, des projets qui ne m’intéressaient pas, un management désastreux… Un cadre selon mes propres conditions, où je pouvais faire ce dont j’avais envie, sans boule au ventre issue de conditions de travail délétères.
À la rentrée 2023, après une grosse déconnexion de l’été, je me suis dit que j’allais faire des petits katas. Et là, il m’est arrivé quelque chose d’étrange : coder une heure m’épuisait, chercher une solution m’agaçait plutôt que de provoquer un jeu de la recherche. Alors que j’étais capable de rester concentrée pour plein d’autres choses pendant des heures. Pourquoi là ça ne marchait plus, ce plaisir que j’avais à coder ? Et qu’est-ce que ça pouvait dire pour la suite de ma carrière ?
J’ai la chance d’être suivie par une psy féministe, neurologue, spécialisée dans le trauma. J’ai enfin ouvert le livre « The Body Keeps The Score » qui traînait sur ma pile de chevet et j’ai un peu mieux compris que si j’étais sortie d’une situation de harcèlement, mon cerveau continuait à associer cela aux moments où je codais dans des environnements toxiques. D’où l’énergie supplémentaire demandée maintenant pour coder, et l’épuisement.
Dans ma procédure de justice, j’ai eu la chance que le Conseil reconnaisse effectivement le harcèlement sexuel que j’ai vécu (je considère cela comme une chance face à un système judiciaire tellement dur pour les victimes). Cela a remis mon monde à l’endroit après plus d’un an où j’avais l’impression qu’il marchait sur la tête. Parce que j’ai des ami·es qui m’ont reprochée que ma démarche en justice les mettait mal à l’aise, m’ont fait peur en me disant que je « n’apprendrais rien à mon ancienne entreprise », qu’il fallait que je passe à autre chose et à chaque fois que c’était dur, je me reprochais de ne pas avoir pu surmonter cela seule. C’est bien entendu du victim blaming (culpabilisation de la victime).
« Pas de justice, pas de paix. » Je suis aussi résiliente que ce que la société me permet de le faire. En prenant publiquement la parole, je n’avais pas d’autres intentions que rendre réel ce que je traversais. Je ne m’attendais pas à avoir un écho auprès d’autres personnes qui m’ont témoignée d’expériences similaires. Ces personnes avaient eu une démarche en justice et avaient besoin d’écoute, ou se reconnaissaient dans ce qui entoure une démarche en justice. Certain·es n’avaient pas eu les moyens d’y aller. D’autres, enfin, avaient décidé de quitter le milieu de la tech.
Reprendre au b.a.-ba
Pour l’instant cependant, je ne me vois pas faire autre chose que coder comme travail. Il me reste trois ans pour rentrer dans les statistiques de la moitié des femmes dans la tech qui quittent le domaine avant leurs 35 ans. Ou les battre.
Être au chômage m’a donnée du temps pour reprendre l’informatique à mon rythme. La première fois que j’ai découvert le code, c’est en testant un Arduino après avoir vu les vidéos de Simone Giertz. En juillet, j’ai fait un mois de formation dans un FabLab et comme projet final, j’ai réalisé une lampe modulable (trouver la lumière est important). Aujourd’hui, je suis familière de trois FabLabs où je suis des ateliers de temps en temps.
J’ai eu aussi une idée d’entrepreneuriat dans le domaine du e‑commerce pendant l’été et après des journées idéation et des salons de l’entrepreneuriat et j’ai fait un mois d’incubation à Station F au Fighters Program. J’ai mis en ligne un blog dont j’ai intégré le thème et je compte itérer à partir de celui-ci comme MVP (jusqu’à une campagne de financement participatif j’espère). Un des FabLabs a proposé une formation au scanner 3D qui m’a donnée l’idée d’intégrer de la 3D à mon site.
Je me suis alors penchée sur l’animation web et je suis tombée sur le petit bijou de conférence de Cassie Codes : Interactive Web Animation with SVG. Cette présentation m’a fait beaucoup de bien parce qu’elle appelle à s’amuser à nouveau avec le web plutôt que d’en faire quelque chose d’hyper sérieux. Elle m’a replongée avec nostalgie dans le « web moche » des années 90 et début des années 2000 et m’a donnée beaucoup de joie.
Alors oui, je ne reviens pour l’instant pas au cloud et au back-end mais je vais exploiter une nouvelle forme de créativité avec les cours de Three.JS de Bruno Simon et de modélisation 3D de Blender Guru. Les petits croquis que je me suis amusée à faire cette année m’ont conduit à m’inscrire à un cours de dessin. Non, je ne transformerai pas ça en sketchnote, pour l’instant je prends juste plaisir à dessiner des fleurs.
2 commentaires sur cet article
Maïtané, le 13 décembre 2023 à 13:19
Merci beaucoup pour cet article, et plein de <3 pour toi. <3 <3 <3
Arthur, le 20 décembre 2023 à 0:08
Très intéressant cet article.. étonnant comme le cerveau peut faire des associations sans qu'on en ait conscience, ça ne devait pas être facile de reprendre après ça. J'apprécie bien ce blog en tout cas, agréable à lire entre 2 étoiles de advent of code beau travail ;)
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