Impact environnemental du numérique : quelles régulations ?
Pour réduire l’impact environnemental du numérique, on parle de plus en plus d’écoconception, de sobriété ou frugalité, de numérique responsable, d’allonger la durée des vies des équipements numériques, de lutte contre l’obsolescence programmée… Le sujet est arrivé aux politiques. Par conséquent, il connaît une nette accélération dans le domaine réglementaire. Certaines propositions ont d’ailleurs fait polémique, par exemple celle sur la fin des forfaits illimités, que ce soit mobile ou fixe. Faut-il réguler le numérique afin qu’il ne soit pas lui aussi un frein vers une transition écologique ?
L’informatisation, l’automatisation et l’hyper connectivité se sont invitées dans tous les secteurs au point que le numérique est inextricablement lié à nos économies. Le numérique constitué d’Internet, des réseaux et de l’infrastructure, des terminaux, smartphones et ordinateurs portables ont permis à toutes les personnes qui le pouvaient de télétravailler et aux enfants de continuer à suivre les cours à distance durant cette pandémie. Même s’il ne faut pas nier que de fortes disparités existent et que la fameuse « fracture numérique » a été à nouveau soulignée. Cependant, le travail et l’école à distance n’auraient sans doute pas été possibles il y a seulement… 20 ans. Le télétravail permet de réduire l’empreinte environnementale en évitant des déplacements beaucoup plus polluants que de faire des réunions en visioconférence (à une échelle d’environ 1 à 100).
Ombre à ce tableau idyllique, les émissions de gaz à effet de serre du numérique ont aujourd’hui dépassé le secteur aérien et ne cesse d’augmenter. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas la consommation électrique des data centers ou de l’usage immodéré de vidéo à la demande qui sont les principaux fautifs. Ils ont leur part de responsabilité, bien sûr. Mais la majorité des impacts environnementaux est liée à la fabrication de nos équipements numériques reposant notamment sur les différentes pollutions liées à l’extraction des matières premières. Leur multiplication, leur faible durée de vie (18 mois à 3 ans pour le smartphone) et l’accroissement de la taille des écrans, ceux des TV ou ceux des smartphones (effet SUV ?) accentuent ces impacts écologiques.
Certes, à l’usage, la consommation électrique de nos terminaux et des data centers est loin d’être le facteur le plus important à prendre en compte mais la surconsommation, comme dans d’autres secteurs, ne nous permet pas d’envisager une transition énergétique sereine vers des énergies renouvelables. Nous consommons toujours plus d’énergies fossiles pour soutenir une demande en croissance exponentielle.
Le numérique, peu sujet à des évaluations environnementales ?
Le numérique est souvent considéré comme un levier pour réduire l’impact environnemental d’autres secteurs en les rendant plus efficients. La tendance aujourd’hui est à « smart-ifier » tout et n’importe quoi afin de rendre des activités plus écologique (alerte : greenwashing), par exemple la vie en ville, avec le concept de « smart-city ». Cependant, dans les faits, le numérique n’a pas permis jusqu’à maintenant de réduire nos émissions carbonées. Au contraire, le numérique s’avère même être un accélérateur des flux physiques : toujours plus de déplacements de personnes et de marchandises.
Comme tous les secteurs, pour respecter les accords de Paris, réduire nos émissions de gaz à effet de serre et limiter le dérèglement climatique, le numérique aussi doit faire sa part. Sur le sujet très clivant de la 5G, il faut noter qu’aucune évaluation environnementale n’a été menée, et que l’ARCEP, le régulateur français des télécommunications a commencé à distribuer les fréquences, tout en organisant seulement en juin dernier, des ateliers pour réfléchir à un numérique soutenable. L’urgence climatique doit justement nous pousser à évaluer chaque nouvelle technologie avant son introduction dans nos sociétés afin d’établir si elle est cohérente par rapport à nos objectifs environnementaux. Je ne peux que vous recommander la lecture de Technologies partout, démocratie nulle part.
Comment réguler le numérique sur le sujet environnemental tout en préservant les libertés, la démocratie et la neutralité, combat chère à des associations comme la Quadrature du Net ?
Réguler pour concilier transition numérique et transition écologique ?
Passée quasi inaperçue, ou bien décriée concernant la fin de la mise sur le marché d’emballages en plastique à usage unique d’ici seulement… 2040, une loi apporte tout de même des avancées majeures notamment pour réduire l’impact environnemental du numérique. Il s’agit de la loi du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire (dites « loi AGEC »).
En effet, à compter du 1er janvier 2021, les vendeurs de smartphones, d’ordinateurs portables, de téléviseurs, de lave-linge à hublot et de tondeuses à gazon devront afficher un « indice de réparabilité » de ces équipements (article 16). Cet indice de réparabilité deviendra un « indice de durabilité » en 2024. Cette mesure, demandée par des associations comme Halte à l’Obsolescence Programmée, est à la fois en faveur de l’écoconception des équipements et de l’allongement de la durée de vie, par la réparation.
Le 1er janvier 2022, pour sensibiliser les consommateurs, ce sont les fournisseurs d’accès à Internet qui indiqueront à leurs abonnés, la quantité de données consommées et l’équivalent en émissions de gaz à effet de serre correspondant (article 13.3). L’ADEME travaille avec le projet de recherche NegaOctet sur une méthodologie de mesure reposant sur une analyse de cycle de vie complète. Par ailleurs, le gouvernement français a également chargé, en septembre 2020, l’ADEME et l’ARCEP de travailler en commun sur l’évaluation de l’empreinte environnementale du numérique en France. Pour confirmer peut-être celles d’autres experts ?
De plus, les mises à jour logicielles doivent obligatoirement être proposées par les éditeurs pendant au moins 2 ans. Doit aussi être proposée, une dissociation entre les mises à jour de confort (mise à jour évolutive) et les mises à jour de sécurité (article 27). Tout cela est en faveur de l’allongement de durée de vie des équipements numériques et pour lutter contre l’obsolescence logicielle.
Enfin, à compter du 1er janvier 2021, l’administration publique, lors de ses achats, doit favoriser le recours à des logiciels « dont la conception permet de limiter la consommation énergétique associée à leur utilisation » (article 55) et « au réemploi ou à la réutilisation ou aux biens qui intègrent des matières recyclées » (article 58). Il est dommageable que l’écoconception ne soit ici réduite qu’à l’évaluation de la consommation énergétique. C’est un premier petit pas. L’écoconception numérique est surtout une démarche intégrant plusieurs indicateurs environnementaux et permettant de réduire la consommation de ressources informatiques et énergétiques en vue de lutter contre l’obsolescence des équipements. Cependant, il n’existe pas, pour l’heure, de référentiel officiel permettant de mesurer ou d’évaluer la conformité de l’écoconception d’un service numérique, à l’image du Référentiel Général d’Amélioration de l’Accessibilité (RGAA). L’Institut du Numérique Responsable va proposer un référentiel de conformité, courant 2021.
Dans la foulée de cette loi AGEC, une circulaire du 25 février 2020 du Premier Ministre décrit les engagements de l’État pour des services publics écoresponsables. Les mesures suivantes sont à noter. Afin de réduire les déplacements des agents, l’État leur met à disposition une solution de visioconférence (mesure 8) : un premier petit pas vers le télétravail (pré-premier confinement) et un grand pas pour éviter des outils peu respectueux de la vie privée comme Zoom et consort ? De plus, l’État développe d’ici juillet 2020 « une stratégie de réduction de l’empreinte carbone du numérique public, qui comprend notamment une démarche de sensibilisation des agents aux éco-gestes numériques et l’achat de matériel ou de consommable reconditionné » (mesure 20). Les éco-gestes pèsent sans doute peu à côté de l’impact du recours aux produits reconditionnés mais cela permettra de sensibiliser encore une fois !
Plus récemment, suite aux propositions du Conseil National du Numérique, une feuille de route gouvernementale « Numérique et Environnement » a été annoncée le 8 octobre 2020 et comprend trois axes : développer la connaissance de l’empreinte environnementale numérique, réduire l’empreinte environnementale du numérique et faire du numérique un levier de la transition écologique.
Une des premières annonces, l’amendement déposé le 6 novembre 2020, dans le projet de loi de finance pour 2021, s’attaque à la consommation d’énergie et la valorisation de la chaleur induite des centres de stockage des données (data center). Il subordonne l’application du tarif réduit de TICFE (taxes intérieures de consommation finale sur l’électricité) introduit en 2019 au bénéfice des centres de stockage de données, à la mise en œuvre dans ces derniers d’un système de gestion de l’énergie. C’est-à-dire la mise en place d’une procédure d’amélioration continue de la performance énergétique reposant sur l’analyse des consommations d’énergie pour identifier les secteurs de consommation significative d’énergie et les potentiels d’amélioration. Troisième critère pris en compte, l’adhésion de l’exploitant du centre de stockage de données à un programme de mutualisation de bonnes pratiques, tel que le guide des bonnes pratiques du code de conduite européen sur les data centers. De plus, est rendue obligatoire, la réalisation d’une évaluation des coûts et des avantages relatifs à la valorisation de la chaleur fatale pour chaque data center.
Il est annoncé aussi le soutien au développement de la réparation et du réemploi, notamment dans le domaine des équipements électriques et électroniques, avec une enveloppe de 21 M€ du plan de relance pour abonder le fonds « économie circulaire » de l’ADEME. Par ailleurs, une enquête de la DGCCRF est lancée sur le fonctionnement du marché de l’après-vente des terminaux numériques (prix des pièces détachées, conditions d’accès des réparateurs à celles-ci, etc.).
Le Parlement européen s’empare également de ce sujet en proposant une résolution le 25 novembre 2020 pour aller « vers un marché unique plus durable pour les entreprises et les consommateurs », pour lutter contre l’obsolescence programmée et pour les droits des consommateurs, pour avoir une stratégie en faveur de la réparation, du réemploi et de la réutilisation, pour la transition des autorités publiques et pour un marketing et une publicité responsables. Il est par exemple question d’interdire « les pratiques qui raccourcissent la durée de vie d’un bien pour en accroître le taux de remplacement et limiter ainsi indûment la réparabilité des biens, y compris les logiciels ». Le Parlement demande à la Commission « d’évaluer comment un indice du numérique durable européen basé sur une analyse des cycles de vie des produits pourrait permettre de rationaliser la production durable et la consommation de technologies numériques ».
Interdire certaines techniques de conception ?
Au Sénat, une proposition de loi visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique en France est déposée le 12 octobre 2020, traduisant les propositions de la feuille de route pour une transition numérique écologique. On y trouve pêle-mêle la sensibilisation à l’impact environnemental du numérique, des mesures pour limiter le renouvellement des terminaux, le développement des usages du numérique plus écologiques et la régulation de la consommation énergétique des centres de données. Selon cet amendement, les ingénieurs en informatique seraient ainsi formés à l’écoconception logicielle (article 2). En outre, l’écoconception des services numériques serait rendue obligatoire pour l’administration et les très grandes entreprises sous peine de sanctions financières (article 16). L’ARCEP serait chargée de fixer les modalités d’application, les règles et les critères d’évaluation relatifs à l’écoconception. Les sénateurs proposent également des mesures très précises pour le web comme interdire le chargement et la lecture automatique de vidéos (article 19) ou le chargement continu de contenu, la technique de conception appelée aussi « scroll infini » (article 20).
Enfin, un observatoire de recherche des impacts environnementaux du numérique serait porté par l’ADEME et serait chargé d’analyser et quantifier les impacts du numérique sur l’environnement, ainsi que les gains potentiels apportés par le numérique à la transition écologique et solidaire (article 3). Nous aurions donc avec cet outil, finalement, une évaluation environnementale de la future 6G ?
L’enjeu pour chaque mesure, chaque article de loi régulant l’empreinte environnementale du numérique sera de ne pas se tromper de combat (quelle transition nous voulons), de fédérer le plus possible à la fois les acteurs et les consommateurs, d’évaluer en amont l’impact espéré et de suivre les gains obtenus, pour que le numérique ne fasse plus partie du problème climatique.
2 commentaires sur cet article
Anne-Sophie, le 14 décembre 2020 à 11:27
Merci pour cet article ! C'est très instructif et j'ai hâte de voir mis en place "l'indice de réparabilité" (en espérant que l'outil soit vraiment utilisé et la mesure vraiment appliquée) (pas comme dans pleins d'autres domaines, comme l'accessibilité par exemple...)
Guillaume, le 14 décembre 2020 à 12:27
Bravo pour cet article détaillé de la situation actuelle sur ce sujet. C'est l'article le plus clair et complet que j'ai trouvé sur le web. Si vous avez d'autres lectures à recommander sur ce sujet vaste je suis preneur.
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