Fact-checking : 80 % des handicaps sont invisibles

En accessibilité numérique, nous raffolons des statistiques, en voici quelques-unes :

• 15 % de la population mondiale a une déficience ¹
• 81 % du top 500 des sites de e‑commerce a au moins reçu une poursuite aux États-Unis pour discrimination ²
• 96,3 % des pages d’accueil, sur une étude d’un million de site web, contiennent des non-conformités aux WCAG 2 ³
• 80 % des handicaps sont invisibles

Comme l’indique le titre de cet article, c’est sur cette dernière statistique que nous allons nous attarder. D’où vient ce 80 % ? Quelle est la méthode de calcul utilisée ? Sur quelle étude repose-t-il ? Est-il fiable ?

Préambule

Qu’est-ce que le fact-checking (ou vérification des faits) ? Il s’agit de vérifier des affirmations de responsables politiques ou des éléments du débat public. Cette méthode a notamment été démocratisée par des journalistes dans le cadre de leur profession.

Constat

Cette statistique (« 80 % des handicaps sont invisibles ») est largement relayée dans le milieu associatif depuis de nombreuses années et par effet rebond dans les entreprises et également dans les communications gouvernementales.

Voici quelques exemples, par ordre chronologique :

« 80 % des handicaps déclarés sont invisibles, car non détectables si la personne concernée ne l’évoque pas. »

Petit mémento sur le handicap à l’attention des personnes présumées valides (PDF, 2,6 Mo), février 2005, Ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires

« Parmi l’ensemble des personnes handicapées, seules 10 à 15 % nécessitent un aménagement de leur poste de travail qu’il soit matériel, en termes de temps, d’espace ou de réorganisation des tâches. 80 % des handicaps sont invisibles. »

Évolution des mentalités et changement du regard de la société sur les personnes handicapées (PDF, 998 Ko), novembre 2011, Vie-publique.fr

« Prenez 10 personnes handicapées et bien pour 8 d’entre elles, on ne voit tout simplement rien. Elles sont atteintes d’un handicap invisible »

Le handicap invisible (vidéo YouTube), mai 2014, GRDF

« 80 % des handicaps sont invisibles ! #Handicap ne rime pas toujours avec fauteuil roulant. Pensez‑y ! »

Publication X (anciennement Twitter), APF France handicap, octobre 2017

« 80 % des handicaps sont invisibles, et méconnus des employeurs. Pour changer la donne, ils seront mis en lumière lors de la 23e Semaine européenne pour l’emploi des personnes handicapées, du 18 au 24 novembre 2019. Le mot d’ordre : mobilisation ! »

SEEPH 2019 : focus sur les invisibles, 80 % des handicaps, novembre 2019, Handicap.fr

« Alors que 80 % des handicaps sont invisibles, Orange lutte contre les stéréotypes, idées reçues et la méconnaissance des différentes formes de handicap qui limitent les possibilités d’emploi et d’inclusion des personnes concernées. »

Communiqué de presse (PDF, 259 Ko), décembre 2020, Orange

Tout d’abord, nous constatons que les premières apparitions de cette statistique ont lieu aux alentours de février 2005, plus exactement à partir du 11 février 2005. Cette date est familière pour toute personne travaillant dans le milieu de l’accessibilité numérique, puisque cela fait écho à la loi n°2005–102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Toutefois, rien dans cette loi ne fait référence à ce fameux 80 %.

Avant cette date, étrangement aucune mention de cette statistique.

Depuis cette date, le constat est sans appel. Cette statistique est présente partout, quel que soit le type d’entité et quel que soit son domaine d’activité. Ce 80 % n’est pas contesté. Cette statistique est reprise comme une vérité absolue. Mais d’où vient-elle ?

À la recherche de la source

Un client me demande un jour la source de cette statistique. Ne l’ayant pas en tête, je regarde, confiant, dans les commentaires de la diapositive de mon support de formation et là Ô rage, Ô désespoir, aucune source. Pourtant, chaque diapositive où une statistique est présentée possède, dans la partie commentaire, le lien vers la source. Mais pas celle-là. Je me dis que ça doit être un oubli, je vérifie en interne mais non rien du tout, le néant absolu.

Je me lance alors dans une quête, trouver cette source. Il me faut une étude qui mentionne « 80 ». Mais 80 % de qui ? C’est là que ça coince, car le recensement des personnes handicapées en France est un sujet souvent critiqué et polémique étant donné que le résultat diffère selon la méthode de calcul utilisée.

« Le dénombrement des personnes handicapées est sensible aux critères retenus pour repérer statistiquement ces dernières. Ainsi, en 2021, 6,8 millions de personnes de 15 ans ou plus (13 %) déclarent avoir au moins une limitation sévère dans une fonction physique, sensorielle ou cognitive et 3,4 millions (6 %) déclarent être fortement restreintes dans des activités habituelles, en raison d’un problème de santé. Au total, selon le critère ou le croisement de critères utilisé, le nombre de personnes handicapées ou dépendantes peut varier de 2,6 millions à 7,6 millions de personnes de 15 ans ou plus vivant à domicile en 2021. »

Le handicap en chiffres (PDF, 1.9 Mo), édition 2023, Panoramas de la DRESS social.

J’aurais pu démarrer mes recherches à partir du nombre de personne handicapées puis partir en quête du critère mystère afin de comprendre la méthode de calcul permettant d’aboutir à ce pourcentage de 80. J’aurais pu… sauf que comme expliqué ci-dessus, ce chiffre lui-même est à prendre avec des pincettes. Pour la suite, nous allons donc nous focaliser uniquement sur ce pourcentage de 80.

J’ouvre alors mon moteur de recherche préféré (bon d’accord plutôt celui qui a le monopole) et là c’est le drame. Dans la plupart des résultats concernant la requête « 80 % des handicaps sont invisibles » :

• soit le pourcentage est cité sans méthodologie ou sources de données utilisées ;
• soit dans certains cas il y a une source (et là mon cœur bat la chamade) sauf que cette source ne mène jamais à ce pourcentage.

Voici quelques exemples de « sources » qui reviennent souvent, par ordre chronologique :

• Rapport mondial sur le handicap,  décembre 2011, OMS : ce pourcentage de 80 n’est pas mentionné.
• Chiffres clés : les personnes handicapées et l’emploi (version archivée), juin 2014, FIPHFP-AGEPHIP : ce pourcentage de 80 n’est pas mentionné.
• La prévention des risques professionnels, 2016, Ministère du Travail – Dares : ce pourcentage de 80 n’est pas mentionné.
• Chiffres clés de l’aide à l’autonomie, 2018, CNSA : ce pourcentage de 80 n’est pas mentionné.
• Chiffres clés du handicap en France (version archivée), juillet 2018, OCIRP : ce pourcentage de 80 n’est pas mentionné.
• Faits et chiffres sur le handicap (version archivée), juillet 2020, Organisation des Nations unies : ce pourcentage de 80 n’est pas mentionné.
• Baromètre Agefiph – Ifop, décembre 2022 : il s’agit d’une étude où on demande aux personnes sondées le « bon » pourcentage de handicaps invisibles. La bonne réponse étant 80 % sans que cela soit sourcé.
• Handicap invisible – Parution du guide de l’accompagnant, mars 2023, FIPHFP : ce pourcentage de 80 est pas mentionné mais sans lien vers une étude ou une éventuelle autre source.

Au détour de ces recherches, je tombe sur un article de mars 2018 au titre évocateur « Réflexion sur les chiffres du handicap : Et si l’État mentait aux Français ! » rédigé par Stéphane Forgeron, consultant expert en droit du travail des personnes handicapées, qui indique :

Depuis quelques années, des rapports officiels affirment que 80 % des personnes handicapées ont un handicap invisible. Problème : cette notion de handicap invisible n’est définie dans aucun texte, ce qui permet d’agréger dans ce pourcentage des choux et des carottes. Encore plus surprenant, nous disposons d’un pourcentage, mais aucunement d’une donnée brute pour produire ces chiffres du handicap.

À l’origine, ce pourcentage viendrait d’associations, mécontentes que leurs revendications ne soient pas entendues par les pouvoirs publics, qui auraient réussi à faire passer un tel message dans l’esprit des gens et mieux sensibiliser au handicap. Désormais, des responsables associatifs reprennent ces chiffres du handicap et ce pourcentage lors de colloques, dans des communiqués de presse, lequel finit par apparaître comme véridique dans des publications officielles. Voilà comment un pourcentage sans fondement devient scientifiquement irréfutable.

Conclusion

Si vous avez la source de cette statistique je suis preneur ! Mais tout porte à croire qu’elle n’existe pas. Le fameux « 80 % » ne reposant sur aucune étude, il convient d’être assez prudent sur son usage.

Est-ce que pour autant il faut omettre totalement cette information ? Je ne pense pas. Il y a tout de même une tendance qui indique qu’une majorité des handicaps sont invisibles. Sans étude vérifiable, il est difficile de savoir si c’est 51 %, 80 % ou 96 %. Cependant, cette tendance existe.

D’un point de vue pédagogique, notamment dans le cadre d’une sensibilisation à l’accessibilité numérique, cela reste une information importante pour déconstruire les idées reçues / préjugés sur le handicap. Plutôt que de s’appuyer sur un chiffre non sourcé et potentiellement inexact, il est préférable d’évoquer une tendance, à savoir qu’une forte proportion des handicaps sont des handicaps invisibles.

Il est également important de noter que le handicap invisible peut être difficile à quantifier, précisément en raison de sa nature « invisible ». De nombreuses personnes ayant un handicap invisible peuvent ne pas être diagnostiquées ou peuvent choisir de ne pas divulguer leur handicap.

Finalement ce n’est pas le pourcentage qui est important, mais plutôt le message que l’on souhaite transmettre : tout handicap n’est pas forcément visible.

Notes et références

Merci à Biljana Michel pour le travail d’enquête préalable sur ce sujet et merci aux bénévoles de Paris Web pour la relecture.